28 août 2013

Comment percer les mystères brassicoles du Japon


Il ne faut qu'un coup d'oeil à l'ardoise électronique murale du Goodbeer Faucets, à Tokyo, pour comprendre que de sérieuses mousses sont versées au pays du soleil levant. Pour cause, le Japon d'aujourd'hui compte près de 200 brasseries. Et depuis environ cinq ans, le nombre de bars à bière de qualité dans les métropoles a presque quintuplé. Normal que certains de ces artisans fassent preuve d'un talent comparable à d'autres grands de ce monde. Alors qu'autrefois la production de ces brasseries était dominée par les styles allemands, elle se voit de nos jours de plus en plus garnie de bières à l'américaine, à l'anglaise, à la belge et même... à la japonaise. Les microbrasseries locales essaient résolument de se démarquer de leurs compétitrices et surtout, de se différencier des grandes brasseries omniprésentes sur toutes les îles du pays. 

En effet, quatre macrobrasseries (Asahi, Sapporo, Suntory et Kirin) dominent le marché et, malheureusement, les traditionnels izakayas. Il faut donc se rabattre sur des bars modernes à l'identité nippone timide pour pouvoir découvrir les créations des brasseries artisanales locales. Mais ces adresses sont maintenant nombreuses. Impossible de se plaindre, surtout si on loge à Tokyo, Yokohama, Osaka, Sapporo et autres villes lumineuses de l'archipel.

Même si ce que vous retrouverez dans votre verre risque fortement d'être inspiré de ce qui se brasse dans les grandes traditions occidentales, la culture locale, elle, est indélébile à chacun de ces établissements. Afin donc de vous aider à vivre une expérience moins intimidante tout en augmentant les chances de succès de chacun de vos périples quotidiens, nous avons cru bon vous faire part de quelques aspects potentiellement déroutants de la culture nippone. Commençons donc par une petite préparation au voyage.


AVANT DE SE RENDRE À DESTINATION

-Sachez que le transport en commun peut vous amener presque partout en ville. Les lignes de métro et de train sont très nombreuses et une fois qu'on sait comment déchiffrer leurs cartes, on peut se rendre à destination facilement. Restera ensuite à passer de la station au bar choisi, ce qui peut être, ma foi, un tout autre défi...

-Eh oui, les adresses de bâtiments ne suivent pas la même logique qu'en Occident. Même les Japonais ne les utilisent que rarement. Mieux vaut se fier sur des points de repère. Exemple: "à gauche en sortant de la sortie 'Est' de la station, puis à droite après le pachinko au logo de petits pois verts". Une alternative fort agréable: utilisez un site de repérage géographique sur un téléphone intelligent. Si vous n'avez pas planifié votre route, ou vous ne disposez pas d'outils intelligents, vous risquez sérieusement de vous contenter d'un verre d'Asahi en dégustant un bol d'une créature marine qui vous regarde droit dans les yeux.


-De plus, la réservation au bar est fortement suggérée, surtout si vous sortez un jeudi, vendredi ou samedi soir. Un coup de fil vous assurera une place à l'arrivée. Les bars sont presque tous très petits (50 places en moyenne, parfois pas plus que 10...), alors ça se remplit vite dans une ville si densément peuplée. Si vous ne connaissez personne qui parle japonais, essayez quand même d'appeler en anglais. Si vous ne le faites pas, vous risquez de vous buter à un estaminet rempli à craquer et un serveur essayant poliment de vous dire d'aller ailleurs.

-Finalement, la majorité des bars spécialisés dans les villes d'envergure (il y en a plusieurs au Japon!) ouvrent en fin d'après-midi, soit vers 16h ou 17h. Très peu d'endroits sont ouverts en après-midi ou pour dîner, sauf des brasseries qui promeuvent surtout leur restaurant. Tenez vous au courant des heures d'ouverture avant de cheminer vers un quartier qui vous fera perdre une partie de votre journée.


BRAVO, VOUS ÊTES RENDUS SUR PLACE! MAINTENANT...

-À l'arrivée au bar, même si vous n'avez pas de réservation, il arrive souvent que l'on vous assigne une place, comme dans un bon restaurant. On vous donnera même une petite serviette pour vous laver les mains ou vous rafraichir. N'ayez crainte, il n'y a pas de pourboire à donner aux serveurs/serveuses au Japon. Cette qualité de service n'est donc JAMAIS une tentative d'obtenir quelques yens de plus à votre sortie. 

-Certains bars vous feront payer un couvert de 300-400 yen obligatoire mais vous offriront en échange un petit plat à grignoter ou des pistaches, par exemple. Il n'y a rien à faire, aucune façon de vous en départir si vous voulez prendre une bière à cet établissement. Souriez et mangez ce qu'on vous sert avec la bière que vous choisirez! N'oubliez pas qu'il n'y a pas de pourboire à payer, alors ce 300 yen n'est pas si scandaleux qu'il peut en avoir l'air.

-Sachez qu'on ne se fait que rarement aborder en anglais et ce, même dans une mégalopole comme Tokyo. Les Japonais sont fiers mais aussi très humbles. S'ils ne croient pas maîtriser la langue parfaitement, ils ne voudront pas s'essayer en votre présence, même s'ils oeuvrent dans le domaine du service. Souriez et relaxez. Vous aiderez votre serveur à faire de même... N'hésitez pas à pointer pour demander ce que vous voulez. Apprenez trois ou quatre mots en japonais et votre serveur essaiera peut-être de suivre votre exemple. Peut-être.


-De plus en plus de menus de bière sont toutefois écrits en anglais. Mais souvenez-vous qu'un tel menu reste facultatif pour les bars spécialisés, leur clientèle étant tout de même majoritairement japonaise. Si vous ne trouvez pas de serveur qui comprend l'anglais, regardez les pompes à fût pour y trouver de l'information supplémentaire. Et n'hésitez pas à pointer encore une fois...

Si vous êtes malpris, voici un petit lexique qui pourrait très bien vous dépanner:

ビール (bière!)
エール (ale)
ピルスナー (Pilsener)
ヴァイツェン (Weizen)
ラオホ (fumée; pour prononcer 'rauch' à la japonaise, dites 'la-o-ho', ou 'ra-o-ho')
ペールエール (Pale Ale)
ブラウンエール (Brown Ale)
ポーター (Porter)
ケルシュ (Kölsch)
スタウト (Stout)

-Il se peut que vous soyez témoins d'un 'Happy Birthday Party' à peu près n'importe quand dans certains bars... Ne paniquez pas, les Japonais aiment bien célébrer l'anniversaire de plusieurs personnes en même temps et ce, à tous les mois! Au pire, vous aurez un morceau de gâteau à manger, gracieuseté du bar après avoir toléré leur interprétation de la chanson du moment dans un anglais approximatif.


-N'oubliez jamais qu'il ne faut PAS donner de pourboire au Japon. À moins que vous insistiez à créer un malaise énorme, ou que vous aimiez particulièrement avoir l'air stupide auprès des Japonais. Ce qui, dans un sens, ne surprendrait pas les locaux. Rappelez-vous qu'après tout, barbu ou non, vous êtes un barbare aux yeux de certains, là-bas.



Bon, vous êtes prêts? Où allons-nous maintenant avec toutes ces connaissances? Rendez-vous la semaine prochaine pour notre premier billet qui explorera la nouvelle vague des bars à bières spécialisés de Tokyo!




25 août 2013

Ma Chaumière, collaboration entre Hopfenstark et Les Coureurs des Boires


La barrique de bourbon Heaven Hill dans laquelle a mûri la Kamarad Friedrich Imperial Stout et, au deuxième remplissage, Ma Chaumière

Lors de nos lancements de livre de l'automne, nous vous présenterons cinq bières de notre cru, bières qui ont été conçues selon quelques principes évoqués dans Les saveurs gastronomiques de la bière. Chaque bière a été créée en collaboration avec un maître-brasseur québécois de renom. Voici la première que nous pouvons vous présenter:

Ma Chaumière, en collaboration avec l'équipe de Hopfenstark
Bière chaleureuse pour ces moments où le feu de foyer n'est pas disponible

-Inspiration gastronomique: Steak saignant servi avec un chutney de petits fruits
-Flaveurs dominantes: confiture de cerises, raisins secs, vanille, bois, caramel, alcool
-Couleur: Rouge sang
-Alcool: 9,8%
-Ingrédients dominants: Malts Caraaroma et Crystal 120, mûrissement en barrique de bourbon Heaven Hill
-Sucres résiduels: 3 degrés Plato (généreux)
-Amertume: 76 IBU (élevée, mais surtout recouverte par les sucres résiduels)

Le processus créatif: Chaque collaboration est le fruit de discussions entre nous et la brasserie hôte (dans ce cas-ci, Hopfenstark). Nous proposions une séquence de flaveurs à atteindre et quelques ingrédients clés qui, selon nous, nous aideraient à viser dans le mille. Dans ce cas-ci, Frédéric Cormier, maître-brasseur d'Hopfenstark, y est allé de recommandations de son cru puis s'est mis à monter la recette complète en fonction de son équipement de brassage.

Pourquoi n'indiquez-vous pas le style de cette bière? : Parce qu'il n'y en a pas, tout simplement. Chaque bière a été conçue en visant des saveurs précises et non un style imposé par la tradition. Des ingrédients (types de malts, de houblons) et des méthodes (empâtage, fermentation, etc.) qui ne se côtoient presque jamais ont été juxtaposés afin de construire des profils aromatiques, des saveurs et des fins de bouche harmonieuses. En espérant que vous apprécierez! :)


19 août 2013

Seattle et sa scène brassicole merveilleusement houblonnée (2e partie)


Le magasin Bottleworks, à Seattle

Lors de notre dernière virée à Seattle, nous avons parcouru les incontournables bars à bières du coin. La réputation de ces derniers n’est plus à faire. Seattle bénéficie toutefois de nombreux autres attraits brassicoles de qualité. Notamment, les magasins y offrent une sélection très vaste, regroupant souvent près d’un millier de bouteilles dont de très nombreuses cuvées locales qu’on trouve difficilement hors de l’État de Washington. Qui plus est, ces magasins offrent souvent (la plupart du temps, en fait) même quelques fûts permettant de s’attabler pour une bière le temps de trouver les élues de votre cœur que vous désirez ramener à la maison. Ou encore le temps de choisir un growler de circonstance… À Seattle, faites comme les Seattlïtes (oui oui, il semble que ce soit leur gentilé).

La plus célèbre institution du genre est Bottleworks. Offrant une sélection équilibrée entre les trouvailles locales et les importations exotiques, ce temple de la bière, à distance de marche (une marche incluant une sacrée belle côte) de Brouwer’s Café, jouit d’une réputation enviable depuis de nombreuses années. Notamment, plusieurs brasseurs de renom ont confectionné des brassins spéciaux toujours très recherchés spécifiquement pour la maison.

Chuck’s, parfois nommé Chuck’s 85th en raison de son adresse sur la 85e rue du nord de Seattle offre une expérience à la fois similaire et différente. Similaire en ce sens où il est tentant de s’y attabler pour tâter des quelques fûts, mais différente puisque nous avons l’impression de nous retrouver dans une ambiance de cafétéria, remarquez que cette cafétéria est cernée sur trois côtés par d’innombrables portes de réfrigérateurs débordant de bières. Tout comme chez Bottleworks, la sélection est assez vaste pour être suffisante  le Bottleworks n’avait pas, et vices versa.

L’autre étoile fermant le trio de tête des magasins est The Beer Junction. Situé plusieurs kilomètres au sud du centre-ville, ce magasin a le mérite d’être proche de Beveridge Place Pub. Une vingtaine de fûts accompagne plus d’un millier de bouteilles dans une atmosphère moderne. Le service affable de même que le classement intelligent rendent l’expérience enrichissante, Les collectionneurs de verre trouveront ici sans doute plusieurs nouveaux souvenirs. Encore une fois, un magasin qui pourrait être le seul que vous visitez lors de votre séjour.

Seattle compte évidemment aussi sur de nombreux brouepubs dont plusieurs sont de grande qualité. Au nombre de ceux-ci, Elysian, dont la succursale principale sur Pike est où le centre-ville croise le quartier branché de Capitol Hill, offre une sélection particulièrement créative et rigoureuse. Des saveurs nettes et précises sortent des pintes de créations variées (vous connaissez beaucoup de stouts à la citrouille?) et réussies disponibles en grand nombre, à raison d’une quinzaine de fûts à tout moment.

Elysian Brewing, sur la rue Pike

Big Time, dans l’animé quartier de l’université de Washington, fait aussi bonne figure depuis de très nombreuses années. Notamment, ses IPA, dont la Bhagwan’s Best, sont d’une fraîcheur remarquable, explosives de houblon et, semble-t-il, étaient parmi les premières aussi franches et caractérielles – des archétypes de l’India Pale Ale de la côte ouest.

Fremont Brewing est un projet plus récent, mais déjà, leurs bières sont considérées parmi les meilleures de l’état. Leur bières houblonnées et amères sont particulièrement réussies. Pour les parents en voyage avec les enfants, le Beer Garden ouvert la fin de semaine représentera un véritable oasis dans une ville où la plupart des établissements d’intérêt interdisent la présence de mineurs.


Hales ne possède pas le salon de dégustation le plus charmant en ville, mais sa proximité avec Brouwer’s Café peut justifier le détour. La brasserie à aire ouverte vaut aussi le coup d’œil. Sans compter que les bières sont toutes très bien faites et très bonnes sans être exceptionnelles.

Le nom le plus connu de Seattle est toutefois probablement Pike. Ce brouepub collé au célèbre Pike Place Market occupe un local aux salles multiples et variées, partageant toute la qualité de déborder d’artéfacts de toutes sortes liées au brassage. On aime ou on n’aime pas le caractère surchargé qui en découle, mais disons que Bedondaine et Bedons Ronds semble comparativement un modèle de parcimonie et de retenue. Les bières sont généralement à la hauteur, notamment les Pale Ales et l’excellente XXXXX Stout. Bien que la gamme soit embouteillée et bien distribuée, plusieurs brassins saisonniers sont constamment à l’ardoise.

La brasserie par gravité de Pike Brewing, traversant le vaste restaurant

Ceci conclut notre tournée des essentiels de Seattle, mais la ville est si riche en établissements de qualité que nous aurions pu prolonger le plaisir durant quelques jours en visitant les Elliott Bay Brewery, Jolly Roger, Duck Island, Urban Family, Noble Fir, Collin’s Pub et autres Taphouse Grill qui accomplit le miracle de compter 150 fûts sans faire partie de notre palmarès. 

Lors de la suite de ce guide de voyage brassicole sur la côte ouest de l'Amérique du Nord, nous mettrons le cap sur l'état de l'Oregon et la ville comptant le plus grand nombre de brasseries au monde: Portland! 

15 août 2013

Pourquoi nous ne goûtons pas tous la même chose?

Note : dans cet article, nous utiliserons les termes saveur, arôme, parfum, odeur, goût, flaveur comme synonymes. En bout de ligne, nous aurions pu nous limiter au terme arôme.
 

Vous connaissez tous par cœur le goût de la framboise ou encore de la fraise. Pourquoi alors dans une même bière, goûtez-vous la framboise alors que votre conjoint(e) goûte la fraise?

 
Les raisons sont multiples et ultimement explicables en plusieurs volets. Un premier volet est celui de la complexité de l’ensemble. La bière ne goûte probablement pas uniquement la framboise. Si elle contient des distractions tantôt caramélisées, tantôt chocolatées, l’amalgame de celles-ci peut à la fois vous mélanger et à la fois vous porter à avoir des interprétations moins fortes, moins objectives. Soudainement, même si vous prétendez connaître le goût de la framboise par cœur, vous ne la percevez pas aussi clairement dans un mélange d’une centaine d’autres flaveurs d’intensités variées.
 

Un second volet est celui de la base de référence des flaveurs. Si vous vous comparez à votre ami(e) de cœur de longue date avec qui vous partagez la grande majorité de vos expériences culinaires, vos référentiels devraient être plus rapprochés que si vous vous compariez à un Coréen du Nord. Vos framboises devraient a priori goûter à peu près la même chose que celles de votre dulcinée.
 

Un troisième volet est celui des multiples influences externes. Celles-ci peuvent aller de l’influence des pairs à la couleur. Si trois personnes vous disent que ça goûte la fraise alors que vous croyiez initialement que ça goûtait la framboise, vous finirez sans doute par y dénicher une note ou deux de fraise vous-même. Similairement, si une bière est noire, vous avez plus de chance d’y déceler des parfums de café que si elle est blonde.

 
Ces trois premiers volets peuvent être l’objet de discussions intéressantes, mais c’est plutôt sur un quatrième volet que nous voulons nous pencher davantage. Celui des prédispositions de chaque goûteur. Nous voulons toutefois traiter le sujet selon une théorie un brin intellectuelle (parce que nous avons du temps à perdre), mais aucunement documentée par des preuves scientifiques (parce que nous n’avons pas tant de temps que ça à perdre).

 
Notre théorie implique donc de considérer une expérience théorique dans laquelle beaucoup beaucoup d’humains sentiraient des verres de la même eau dans lesquels des extraits purs de diverses saveurs auraient été ajoutés à une multitude de degrés de concentration. Ils devraient alors tenter d’identifier si une saveur est présente ou non dans chaque échantillon. En compilant les résultats, nous constaterions que certaines saveurs se détectent à des niveaux de concentration relativement faibles, d’autres à des concentrations plutôt élevées. Certains cobayes seraient très doués pour détecter la fraise, mais moins doués pour la banane. D’autres encore s’avèreraient très sensibles à l’oxydation, mais peu à l’acétaldéhyde (pomme verte). Et ainsi de suite.

 
La base de données résultant de l’expérience permettrait de déterminer des constats géographiques. Les Indiens seraient probablement plus aptes à détecter la mangue que les Scandinaves qui seraient plus doués pour détecter les groseilles. Elle permettrait aussi de déterminer certaines statistiques pour un humain moyen, les caractéristiques de cet humain moyen pouvant être ajustées selon des variables comme son sexe, son âge et, comme on vient de la voir, son pays d’origine.

 
Continuez d’imaginer que l’expérience est exhaustive et regroupe toutes les flaveurs connues du monde, mais par souci de simplification et d’illustration, limitons notre présentation à une dizaine de flaveurs bien connues dans l’univers de la bière et utilisons deux dégustateurs hypothétiques, Ludger et Jeanne pour chiffrer la théorie.
 

 
 On dresse le profil du dégustateur en faisant le rapport, pour chaque flaveur, entre le niveau de concentration auquel un humain moyen parvient à la détecter et les niveaux de concentration auxquels le dégustateur (Ludger et Jeanne) parvient à la détecter. Plus le rapport est élevé, plus le dégustateur est sensible à la saveur. Il la détecte alors relativement facilement, si bien qu’il la décèle en faible concentration. Notre exemple est volontairement exagéré, mais on constate que Ludger obtient de très nombreux chiffres plus élevés que un alors que Jeanne est très majoritairement sous un. Ceci implique que Ludger est un goûteur très sensible à la majorité des flaveurs. Extrêmement sensible, même. Il détecte le beurre à des concentrations cinq fois moins élevées que l’humain moyen. Jeanne est pour sa part moins sensible, que ce soit dû à son âge, à son tabagisme ou simplement à une situation innée. Dans le cas du citron, on constate que Jeanne a un ratio de 0,03. Elle a besoin de 33 fois plus de citron dans son verre pour le détecter qu’un humain moyen. On peut imaginer pour des cas si extrêmes que ce soit une flaveur avec laquelle Jeanne n’est simplement pas très familière.

 
En réalité, les profils de flaveurs de chaque individu seraient probablement beaucoup plus rapprochés de l’humain moyen. N’empêche, notre expérience nous porte à croire que la distribution de l’ensemble des seuils de détection de chaque flaveur n’est pas nécessairement gaussienne. La distribution gaussienne, ou normale suit en effet l’allure classique d’une cloche. La majorité des individus de la population se situe à proximité de la moyenne, les valeurs extrêmes étant rares.

 
Nous avons toutefois connu plusieurs individus, incluant nous-mêmes dans certains cas, qui ont une très grande difficulté à identifier certaines flaveurs, que ce soit le diacétyle, l’oxydation, ou encore le DMS (sulfure de diméthyle au goût végétal) dans une bière. Dans certains cas, certains individus semblent carrément incapables d’identifier certaines flaveurs peu importe le degré de concentration. Ces constats d’insensibilité ne sont pas si rares, si bien que nous soyons portés à croire que pour chacune des flaveurs, ou bien les écarts-type sont très grands, ou bien la distribution n’est pas gaussienne et implique de nombreuses valeurs extrêmes. Soit dit en passant, nous avons aussi souvent croisé des dégustateurs d’une sensibilité déroutante à l’égard de certaines flaveurs. Ils la perçoivent dans presque toutes les bières.

 
Pour en revenir à l’essence de notre théorie, en dressant le profil de chaque dégustateur, nous obtenons beaucoup d’information sur son potentiel d’interprétation d’une bière. Les instigateurs de l’Iris du Goût ont développé une théorie semblable, mais qui origine du produit plutôt que du goûteur. Ils identifient le profil de saveurs d’une bière. Si un robot, ou alternativement, un très grand nombre de dégustateurs pouvant donner des résultats fiables, était en mesure de dresser le profil d’une bière en fonction des mêmes flaveurs que nous utilisons pour établir les profils de nos dégustateurs, nous serions en mesure de recouper les deux. Ce serait alors très précieux. Revenons à notre exemple initial de la fraise et de la framboise, mais avec des chiffres.

 
Jérôme, Jasmine et Miriam ont des opinions très divergentes sur la bière X qu’ils sont en train de boire. Jérôme trouve qu’elle sent la framboise alors que Jasmine sent plutôt la fraise. Miriam, qui pratique par ailleurs le métier de médiatrice, penche entre les deux, mais estime finalement qu’elle sent, selon ses propres termes, « un peu plus la framboise ». Comment est-ce possible? Et bien d’abord, la bière X a une concentration en framboise nettement plus élevée que celle en fraise. Cependant, Jasmine est très sensible à la fraise et très peu à la framboise. Le déséquilibre est tel qu’elle perçoit de la fraise. Jérôme, plus sensible à la framboise, est sans équivoque. La fraise dans cette bière? Mais pas du tout, même pas proche! Miriam est un cas plus intéressant. Elle est très sensible à la fraise, encore plus que Jasmine en fait. Cependant, elle est aussi très sensible à la framboise, quoique moins qu’à la fraise. Puisque la bière est plus concentrée en framboise, elle est ultimement plus réceptive à ses arômes de framboise qu’à ceux de fraise, mais elle perçoit ultimement les deux intensément. Les trois dernières colonnes du tableau sont peut-être plus ésotériques, mais tentent de réconcilier la nature complexe d’une bière. Framboise et fraise ne seront pas seules et si la bière X était en réalité un Stout, il y a fort à parier que Jérôme, somme toute pas très sensible à la framboise, aurait été obnubilé par le profil chocolat, voire café des grains rôtis. Il en aurait oublié la framboise, qui perd alors la stature dominante qu’elle pouvait maintenir lorsque sa seule rivale était la fraise. On vise donc à établir un potentiel de perception relatif à toute la matière aromatique présente dans une bière.

 
Voilà, c’était notre théorie de la différence de perception des saveurs entre chaque individu. Nous avons tous des seuils de détection différents des saveurs auxquelles l’univers de la bière nous confronte. Conséquemment, dans une même bière, nous décelons des arômes qui sont complètement différents de nos pairs, même si nous sommes habitués de partager nos meilleures bouteilles avec eux. Qui plus est, la bière est une boisson si complexe que l’interaction des différentes saveurs influence nos perceptions. C’est ce qu’on appelle la théorie de la relativité, mais n’allez pas y trouver la moindre correspondance avec les écrits d’Einstein. Bref, nous n’apportons rien de nouveau, mais vous l’aurez peut-être lu ici en premier et si suffisamment de lecteurs font le même constat, peut-être pourrons-nous un jour revendiquer la paternité de l’idée.

 
P.S. : Si jamais il vous prend l’envie de réaliser une étude scientifique visant à développer davantage ces élucubrations, nous vous offrons la première bière.
 
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Nous ne nous attendions pas à ce que vous vous rendiez au bout d'un texte si aride et si long. Bonus, donc! Voici les 12 rondes de notre dégustation 3e anniversaire pour laquelle nous avons tiré au hasard une vingtaine de lecteurs.
 
Ronde 1
 
Ronde 2
 
Ronde 3
 
Ronde 4
 
Ronde 5
 
Ronde 6
 
Ronde 7
 
Ronde 8
 
Ronde 9
 
Ronde 10
 
Ronde 11
 
Ronde 12



11 août 2013

Prélude à la fête Bières et Saveurs


Vous hésitez à vous lancer dans l’importation privée de bières? La meilleure façon de vous faire une tête serait de passer voir les pros de la chose au kiosque d’importations privées du Bières et Saveurs, toujours lors de la fin de semaine de la Fête du Travail à Chambly. Ne vous fiez pas aux couleurs criardes des t-shirts des tenanciers du kiosque, ni à leur propension à conjuguer sandales et bas; derrière les apparences se cachent une grande expérience. Qui plus est, ils offriront la chance de goûter à quelques-unes de leurs trouvailles dont nous avons obtenu la liste (sujette à l’ajout de quelques surprises, nous dit-on) en exclusivité. Nous avons hésité longuement à employer l’expression « en exclusivité ». On voit déjà les critiques nous accabler de moult insultes à l’effet que nous serions devenus journalistes alors qu’il n’en est rien. S’il est un principe qui nous est cher, c’est bien celui de la subjectivité.

Au kiosque d’importations privées du Bières et Saveurs, vous trouverez cette année les bières suivantes, que nous avons décrites ici selon leurs affinités avec des aliments connus... pour le simple plaisir de se mettre l'eau à la bouche davantage :

Les préliminaires

Dupont Blanche du Hainaut : Baguette au levain et marmelade au citron

8Wired Saison Sauvin : Quelques cerises de terre, une mangue juteuse, une tranche de pain multi-grains

De Dolle Arabier : Coupe de poiré, flûte de Champagne et herbes bien vertes



Troubadour Blonde : Pain aux fruits frais et poivre

Les Clandestines d'Espelta : Zeste de citron et levure du boulanger


Les cochonnes

De Dolle Oerbier : Verre de merlot, gousse de vanille et bol de cerises

Schlafly Reserve Barleywine : Ballon de bourbon et sucre d’orge

Gouden Carolus Grand Cru de l’Empereur : Fruits foncés confits et sirop chocolat-caramel

Struise Pannepot : Réglisse noire et confiture de fruits sur gâteau au chocolat

8Wired Big Smoke: Morceau de chocolat au sel fumé

Hornbeer Russian Imperial Stout : Liqueur de café et chocolat noir



Les sauvages

Cantillon Vigneronne : Vin blanc sec et jus de citron

Cantillon Gueuze Bio : Yogourt nature, fromage bleu et coupe de cidre



Les lendemains amers

Dougall’s 942 : Salade d’agrumes et bol de céréales

Anchor Liberty Ale : Couronne de fleurs comestibles, biscuits sablés et jus de pamplemousse


L'anjub 1907 : Fines herbes et thé noir terreux

Zulogaarden Sang de Gossa : Salade de fruits tropicaux et pousses de conifère



Santé!

7 août 2013

Seattle et sa scène brassicole merveilleusement houblonnée


Sentez-vous le parfum explosif floral et citronné de cette Supergoose IPA?

La métropole de l’état de Washington abrite environ la moitié de la population de l’état. Il semble donc logique qu’on y trouve l’âme de l’activité brassicole de l’état. Ce qu’on ignore davantage toutefois, c’est que l’état de Washington, peuplé de moins de 7 000 000 d’habitants et donc moins populeux que le Québec, regorge d’environ 150 brasseries, ayant ainsi récemment devancé le Colorado comme 2e état comptant le plus de brasseries, derrière l’autrement plus populeuse Californie.

La situation est presque ironique, les brasseries de l’État faisant somme toute peu parler d’elles. Qu’est-ce qui justifie un tel engouement interne, dans ce cas? Une des théories les plus plausibles est celle de la forte culture de microbrasserie propre aux États du nord-ouest des États-Unis. En effet, une proportion particulièrement élevée d’individus y jette son dévolu sur les bières microbrassées.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Seattle fasse belle figure à l’échelle nationale, pouvant certainement prétendre être l’une des dix plus importantes destinations brassicoles d’Amérique. Bien que les brasseries locales soient nombreuses et souvent très bonnes, cette prétention peut s’appuyer encore davantage sur une scène de bars à bières vibrante et comportant des établissements de classe mondiale. Malheureusement toutefois, les distances sont plutôt longues entre ceux-ci si bien que si certaines zones chaudes peuvent être ciblées, il faudra dédier plusieurs jours à la découverte de la richesse brassicole de Seattle.

Le sublime Brouwer's Café, à Seattle

Par où commencer donc? Pourquoi pas par le meilleur. À notre avis, il s’agit de Brouwer’s Café. Ce grand bar à bière semble conçu sur la maquette du rêve le plus mouillé d’un amateur de bière artisanale dont on aurait espionner les fantasmes. La cuisine à la bière est d’une qualité hors norme et n’importe quel employé saura vous guider avec grand talent au travers de la carte de plus de soixante fûts afin de dénicher la perle rare qui conviendra le mieux à votre repas. À moins d’avoir voyagé abondamment dans des contrées brassicoles réputées, en combinant la liste des fûts à l’étendue menu de bouteilles, vous trouverez facilement une centaine d’étiquette vous intriguant parce que vous ne les connaissez pas au mieux, ou vous faisant carrément saliver d’envie si vous êtes dotés de moins de contrôle. Bien que les bières locales soient très bien représentées, ce sont carrément toutes les régions du monde qui sont au moins respectueusement présentes sur une ardoise d’une telle profondeur.

Les autres membres émérites de ce que nous considérons comme l’élite de Seattle sont Beveridge Place Pub , Naked City, Über Tavern et Bambino’s.

Le Naked City met en valeur plusieurs petites brasseries locales inconnues du reste du monde

Chez Beveridge Place Pub, des meubles antiques dépareillés bien espacés, une salle de jeu avec sofas et feu de foyer, une liste de fûts impressionnante en tout temps... Bref, tout est là pour s'assurer de votre confort. Les bières à l'ardoise sont souvent issues de microbrasseries locales, un choix louable mis en évidence encore davantage lors du Barley Wine Festival annuel de l'établissement. Un petit bijou du nord-ouest américain.

Naked City offre un contexte résolument plus moderne avec ses murs blancs et son très long bar. Un de ses avantages par rapport à ses rivaux locaux est sans contredit la présence de nombreuses bières-maison en plus des excellents compléments provenant de la vingtaine de fûts invités. Or, nos dégustations ont confirmé que les offrandes brassées sur place valaient le détour à elles seules et rendent difficile d’opter pour la pourtant irrésistible sélection de fûts invités. Cette situation est tant honteuse que fâcheuse et nous espérons que les propriétaires sauront trouver la raison et ne pas offrir tant de bonheur à la fois. Comment le visiteur occasionnel est-il supposé y trouver son compte plutôt que la décevante impression d’être passé à côté de nombreux grands crus?

Über Tavern fait dans un registre différent, mais tout aussi convaincant. Sis dans le nord de la ville, à distance de marche de Naked City, cette taverne est plus über pour sa convaincante carte de bières que pour la taille de son local. L’endroit est franchement minuscule, mais peut-être avaient-ils en tête le record Guinness du plus grand nombre de bières au menu par pied carré de superficie. Toujours est-il que le simple alignement des réfrigérateurs débordant de bouteilles un mètre derrière le bar a un je ne sais quoi de réconfortant. Plusieurs raretés y figurent. Des gammes californiennes de luxe comme Lost Abbey et Russian River y sont bien représentées,  par exemple. Le service courtois et professionnel ainsi que les client attelés au bar qui n’ont d’autres sujets sur les lèvres que la bière artisanale contribuent à créer une atmosphère de niche confortable où l’amateur ne se sent pas comme un phénomène sur pattes mûr pour la foire.

Le four à bois du sympathique Bambino's

Bambino’s n’a enfin pas la carte des bières la plus longue, mais sa localisation collée sur le Space Needle, la fameuse tour emblématique de la ville, peut être pratique pour quiconque visite Seattle avec l’ambition de faire autre chose que de boire de la bière. Les pizzas qui sortent du spectaculaire four de briques sont franchement délicieuses, d’une croûte croustillante et bien cuite à l’extérieure, mais tendre et moelleuse à l’intérieur. Bien que l’offre de fûts soit minimale, la carte des bouteilles est ma foi, extraordinaire. Non pas pour le nombre d’étiquettes, lequel ne dépasse pas les cent exemplaires, mais pour l’extraordinaire profondeur de cette dernière. À quoi servent 500 bières si vous n’avez envie de n’en boire aucune? Ici, plus de 50% de la carte était constitué de produits que nous avions envie de boire là, maintenant, sur le champ. Qui plus est, les prix sont on ne peut plus raisonnables, à peine plus élevés, et parfois même pas, que ceux qu’on retrouve en magasin. D’ailleurs, plusieurs des bouteilles ayant fait l’objet de notre désir ne se trouvaient même pas chez l’élite des magasins de la ville. C’est tout dire. Amateurs d’Hair of the Dog, Lost Abbey, Russian River et autres grandes maisons, je n’aurais jamais cru vous le dire, mais Bambino’s est là pour vous.

Suite de cet article sur Seattle et l'état de Washington bientôt! Pour l'instant, vous retrouverez le reste de ce guide de voyage brassicole sur la côte ouest de l'Amérique du Nord en cliquant ici.