29 oct. 2012

Les meilleures cuisines brassicoles du monde - The Anderson, à Fortrose, en Écosse



The Anderson est un des rares endroits sur la planète à réussir à séduire tous les sens. Jim et sa femme Anne (vous aurez deviné que ce sont les Anderson) orchestrent effectivement, depuis une dizaine d'années, un époustouflant concert de saveurs et de conforts à presque tous les soirs de l'année dans leur restaurant/pub/auberge des Highlands écossais. Installés dans un village au nord d'Inverness qui pourrait être habité par davantage de moutons que de clients potentiels, le couple Anderson partage leurs passions avec tout amant de la dégustation. Tout d'abord, vous pourrez trouver en tout temps la sélection de Jim comprenant plus de 200 whiskys à l'ardoise, 100 bières belges en bouteille, une douzaine de bières en fût et une poignée de casks du Royaume-Uni. Et lorsqu'on prend le temps de lire ce vaste menu, on remarque rapidement que c'est de la qualité mur à mur. Le tout, évidemment, servi dans deux pièces immensément chaleureuses. 

Le plus petit des deux bars de l'endroit

Lorsque la faim vous tenaille, c'est Anne et son équipe qui vous prend en charge. Tous les ingrédients principaux de la carte, des viandes aux herbes, viennent de Black Isle (la région précise des Highlands dans laquelle se trouve Fortrose). Honnêtement, il y a beaucoup trop de choix alléchants encore une fois. On peut allègrement passer du gumbo de fruits de mer à la façon Nouvelle-Orléans aux moules des îles Shetland avec une sauce faite de la bière d'Orval et de fromage fumé d'Ullapool, pour ensuite passer à un filet de chevreuil en sauce à la Kriek servi avec black pudding ou à un flanc d'agneau à la grecque sur pâtes à l'encre de seiche et sauce au homard. Comptez sur nous, les saveurs rendues sont aussi impressionnantes que vos attentes seront élevées en lisant la dite carte.

Les habitants laineux du village avec vue sur la baie de Fortrose

Comme si cela ne suffisait pas, les chambres au deuxième étage sont presque toutes munies de lits à baldaquin et de feux de foyer dans un air vieillot qui n'a pas du tout l'air guindé. Le bâtiment a du vécu, c'est évident. Normal, on a le goût d'y passer beaucoup plus que 24 heures à chaque visite!

22 oct. 2012

La Dominus Vobiscum Saison, de la Microbrasserie Charlevoix, à Baie-Saint-Paul


Style : Évidemment, c'est une Saison. Mais, détrompez-vous, ce n'est pas une interprétation 'nouveau monde' de ce style. La Dominus ne met pas en valeur un bouquet explosif de houblons aux notes tropicales tout comme elle n'est pas bourrée d'épices. C'est plutôt une Saison traditionnelle qui respecte les dosages des exemples wallons. Une superbe bière de champ comme de salon.

Le coup d’œil : Une tour de mousse blanche est solidement érigée sur la robe dorée brumeuse.

Le parfum : Un habile équilibre de houblons nobles, de levures à Saison et de fruité rappelant les agrumes nous préparent pour un profil de saveurs tout à fait authentique.

En bouche : Les houblons épicés, les levures et les malts aux effluves de pain semblent se joindre afin de peindre quelques traces d'orange. Le tout est si facile à boire, voire même désaltérant, qu'on a presque le goût d'être égoïste et de ne pas partager...

La finale : Des houblons herbacés à l'amertume doucereuse sont nettoyés par des vagues de gazéification ample et douillette.

Accords : Un fromage à pâte semi-ferme aux accents fermiers (comme Alfred, de la Fromagerie Compton), une salade verte avec huile de tournesol, un pique-nique sous un grand feuillu, puis... une ballade spontanée, tiens. Pour les plus fatigués, il suffira d'entonner "La ballade des gens heureux".

Pourquoi est-ce un grand cru? : L'authenticité du profil de saveurs, le corps moelleux et le dosage méticuleux de toutes les saveurs participantes ne peuvent être plus aguichants. De plus, les flaveurs épicées sont si bien dosées que le dégustateur peut laisser libre cours à son imagination; est-ce qu'il y a de la coriandre dans cette bière? De l'écorce d'orange? Ou est-ce simplement un profil fermentaire épicé?

Si vous avez aimé, essayez aussi : La Saison du Tracteur, du Trou du Diable (à Shawinigan), la Saison Rustique de la Brasserie Dunham (à Dunham) et la Arthur de Hill Farmstead (au Vermont).

14 oct. 2012

L'improbable histoire de levures qui n'existaient pas


Madame Udriene, brasseure campagnarde du hameau de Jovarai, à quelques mètres de Pakruojis dans le nord-est de la Lituanie, brasse sa Jovaru Alus avec presque les mêmes ingrédients que ses ancêtres. Notamment, sa souche de levure est la même que celle utilisée par la famille depuis des lunes. Ce n'est pas une version fraîche de cette souche non plus. C'est la souche originale qui oeuvre dans les fermenteurs à aire ouverte de la picobrasserie depuis des générations. Lorsque ces levures ont dû être gardées au froid dans une période où la réfrigération n'était tout simplement pas disponible, elles étaient mises sous terre, à l'abri des chaleurs estivales. Lorsque le brasseur en avait besoin, il les déterrait et les mettait au travail peu de temps après. Vous pouvez imaginer les mutations que ces levures ont subies après avoir été utilisées aussi souvent et dans de telles conditions...

Madame Udriene, dans sa brasserie derrière sa maison

Une fois revenus à Montréal, avec quelques bouteilles de plastique pleines de Jovaru Alus dans nos valises, nous avons partagé ce produit unique en dégustation. Un ami à nous, fasciné autant que nous par la rondeur de cette bière et, somme toute, sa grande buvabilité,  a pris plaisir à mesurer sa densité finale. En d'autres mots, il voulait connaître la quantité de sucres résiduels de cette Kaimiškas Alus, qui nous apparaissait passablement riche et douce. Coup d'éclat: le résultat de la mesure de la densité finale était aussi improbable que difficile à comprendre. 1.0025; 95% d'atténuation! Si vous préférez, nous avions techniquement affaire avec une bière presque dénuée de sucres résiduels... Nos papilles refusaient le constat, mais nos cerveaux respectifs ne pouvaient que faire confiance à notre ami brasseur, parmi les plus professionnels et diligents qu'il nous a été donné de rencontrer. Nous avons été plongés dans le mystère le plus complet pendant une bonne semaine.

À la prochaine dégustation, nous avons remarqué qu'effectivement la finale de la Jovaru Alus, donc l'impression en bouche tout juste avant la déglutition, était très mince, voire même sèche. Mais le corps qui la précédait était loin d'être chétif. Disons une rondeur semblable à celle d'une Extra Special Bitter, classique.  Le mystère devenait de plus en plus profond; nous étions dans l'incompréhension totale. Jusqu'à ce qu'une amie, brasseure elle aussi, et surtout étudiante au doctorat en biologie, nous proposa d'examiner la lie de notre dernière bouteille au microscope. Les levures de Madame Udriene ont donc été transportées vers un laboratoire et un centre de séquençage à l'Université McGill.


De fil en aiguille, la séquence d'ADN des levures de Jovarai a été comparée à toutes les séquences d'ADN d'espèces de levures connues dans la banque de données GenBank, une banque gérée par le National Center for Biotechnology qui contient toute les séquences d'ADN identifiées et déposées par des chercheurs à travers le monde dans les 20 dernières années. Premier résultat: nous avions sous la main des levures de l'espèce Saccharomyces. Aucune surprise à ce niveau. Il restait à trouver la spécificité de ces levures. En d'autres mots, était-ce une Saccharomyces Carlbergensis, une Saccharomyces Bayanus, une Saccharomyces Cerevisiae Diastaticus, etc.? Après avoir comparé avec toutes les Saccharomyces de la banque de données mondiale, la réponse était 'non'. Toujours 'non'. Aucune des souches dans la GenBank ne pouvait être assignée à celle de la Jovaru. Les résultats suggèrent donc que la souche de la famille Udriene puisse appartenir à une espèce non identifiée. Cependant, nous ne pouvons tester la possibilité que cette souche soit le résultat d'une hybridation de deux espèces de Saccharomyces. C'est comme si nous avions trouvé une grenouille inconnue du monde scientifique. Il se peut qu'elle soit d'une nouvelle espèce; mais il se peut aussi que ce soit simplement une grenouille connue mais mutée, munie de quelques organes déformés. Comme si la Lituanie ne nous pas déjà convaincue qu'elle possédait une culture brassicole à part entière...


Gros merci à Olivier Bergeron, pour sa curiosité initiale qui a mené à des recherches plus poussées, et à Marie-Julie Favé, qui nous a permis de faire la lumière sur cette souche de levure on ne peut plus fascinante.

Un journal lituanien traitant de notre découverte:

11 oct. 2012

Pourquoi percevons-nous différemment les bières devenues "classiques"?

Comme ça, la St-Ambroise Noire ne serait plus ce qu’elle était. La Trois-Pistoles ne serait plus l’ombre d’elle-même. Ces grands classiques d’hier et d’aujourd’hui, comme plusieurs de leurs honorables confrères pionniers font moins parler qu’il y a quelques années. À en croire certains amateurs, ces produits sont toujours agréables, mais beaucoup moins qu’autrefois. Pire, selon certains, la faute incomberait aux brasseurs. Les théories sont multiples : l’attention accrue aux coûts de production lorsqu’une microbrasserie croît, les changements d’équipement de brassage, la tendance subtile et sournoise des brasseurs de rendre leurs produits plus doux afin de plaire au plus grand nombre… Tout a été évoqué.

Certains amateurs choisissent plutôt de faire porter le blâme à leurs propres papilles. Simplement, leurs goûts ont évolué avec le temps. Nous allons dans le même sens, mais encore plus loin. En effet, de prime abord, il est presque inimaginable qu’une St-Ambroise Noire ou une Trois-Pistoles goûte exactement la même chose qu’il y a dix ou quinze ans. En effet, même si nous ignorons si les ingrédients sont restés les mêmes, il est indéniable qu’une entreprise en croissance ait vu ses équipements évoluer. Que dire des brasseurs eux-mêmes. Combien d’employés se sont succédés dans les salles de production de McAuslan et d’Unibroue au fil de la dernière décennie. Vous pouvez bien donner une même recette à deux grands cuisiniers maîtrisant parfaitement les techniques de leur métier, les deux plats qu’ils produiront ne seront pas identiques. Nous ne parlons pas ici de produits scientifiquement industrialisés tel un Big Mac, nous parlons de bière artisanale. Donc oublions d’emblée la parfaite stabilité temporelle de nos références de jadis. Et surtout, oublions encore plus rapidement la parfaite stabilité temporelle de nos références d’aujourd’hui. Si les McAuslan et Unibroue ne peuvent pas goûter exactement ce qu’elle goûtaient hier, imaginez alors les Trou du Diable et autres Charlevoix que vous admirez aujourd’hui.

La gamme d'Unibroue rafle toujours de multiples honneurs dans des concours partout sur la planète...

Lorsque la pénurie de houblon s’est pointée le nez, pensez-vous que toutes les brasseries ont maintenu intactes les recettes de leur gamme de bière? Si elles ont préféré le résultat obtenu en tentant de réaligner le tir, pensez-vous qu’elles sont retournées en arrière? Bien sûr que non. Nombre de brasseries artisanales sont constamment à tenter d’améliorer leurs recettes. Certaines changent les noms de brassins en brassins, d’autres, non. Plusieurs de ces bières sont vos favorites, celles que vous considérez désormais comme ayant pris la place des Trois-Pistoles et St-Ambroise Noire. 

Sur une tangente différente, rappelez-vous votre univers de la bière il y a dix ans. Montréal avait certes Dieu du Ciel (avec beaucoup moins de fûts…) et l’Amère à Boire, mais ni Succursale, ni St-Bock, ni Vices et Versa, ni Brouhaha, ni Benelux… L’offre était très bonne il y a dix ans, ne vous y méprenez pas, mais elle n’était pas la moitié de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, et probablement nettement inférieure à ce qu’elle deviendra demain. Comme Coureurs des Boires, nous avons pu constater cette heureuse réalité à répétition depuis quelques années. Lorsque La Route des Grands Crus de la Bière a été publiée, il y a environ deux ans aujourd’hui, nous avions sélectionné une centaine de grands crus québécois et de Nouvelle-Angleterre en nous basant sur certains critères de qualité tant personnels et subjectifs que longuement discutés et pris au sérieux. Aujourd’hui, seulement deux ans plus tard rappelons-le, en maintenant les mêmes seuils de qualité, nous pourrions trouver une cinquantaine de nouveaux grands crus sur le même territoire. En parallèle, rares sont les grands crus du livre que nous voudrions retirer dans une réédition. L’offre microbrassicole est un environnement qui évolue et c’est un véritable ouragan qui emporte tous les dégustateurs dans son sillon. Nos références ne peuvent qu’évoluer en tentant de s’adapter. L’offre de produits de qualité se renouvelle constamment.

Lorsqu'on fait connaissance avec la Framboyante des Brasseurs du Temps, c'est certain que l'on perçoit soudainement la bière à la framboise de McAuslan différemment

Où voulons-nous en venir? Eh bien, se pourrait-il que cette Trois-Pistoles et cette St-Ambroise Noire, qui étaient naguère solidement ancrées dans nos top 10 des bières québécoises, n’aient pas évoluées tant que ça? Plutôt, si une ou deux centaine(s) de bières étaient autrefois en concurrence pour une place dans nos top 10, elles sont maintenant beaucoup plus d’un millier. En d’autres mots, toutes proportions étant conservées, les top 10 d’il y a dix ans équivalent peut-être bien aux top 100 contemporain. Conséquemment, dans quatre ou cinq ans, lorsque de nouvelles brasseries auront continué de renouveler l’offre de produits de qualité, peut-être constaterez-vous avec nostalgie que la Trois-Pistoles et la St-Ambroise figurent toujours à votre top 200. Il sera alors grand temps de renouveler avec ces flammes et de les remercier pour leur fidélité, car si vos goûts ont peut-être évolué, elles-mêmes se sont montrées d’une impressionnante constance et fiabilité considérant l'effervescence certaine du monde qui les entoure. 

4 oct. 2012

Nous, les bobos de la bière

Si comme moi vous avez grandi avec The Simpsons et François Pérusse pour références humoristiques et que comme moi, vous n’avez pas beaucoup grandi depuis, alors vous êtes probablement comme moi et vous vous trouvez grandi après avoir écouté un épisode de l’exquise série télévisée Les Bobos, mettant à l’affiche les talentueux Anne Dorval et Marc Labrèche. Ces bourgeois bohèmes sont la définition même du « all-talk », s’auto-proclamant juges du bon goût sur tout et surtout sur rien. Premiers à critiquer, derniers à créer, ils dénigrent constamment leurs prochains pour leur rusticité et ce, avec une artificialité à la fois ironique et pathétique. La table étant mise, il faut reconnaître que l’amateur de bière féru pourrait facilement faire l’objet d’une bonne saynète à la sauce des Bobos.

En effet, si pour le lecteur moyen de ce blogue, il est tout à fait normal d’inspecter la robe ébène d’un Imperial Stout à l’aide d’une lampe de poche afin de nous assurer de sa parfaite opacité, il n’en est pas nécessairement ainsi pour une majorité de téléspectateur d’une émission populaire. Nous avons beau présenter la bière comme une boisson populaire invitant à socialiser et se prenant moins au sérieux que le vin, en prenant du recul, il y a quelque chose d’étonnant et superficiel aux côtés des grands enjeux de société à consigner dans un tableur Excel nos notes de dégustations tout en critiquant notre mère qui lave sa flûte de blanche de Chambly édition 1995 au savon sans tenir compte de l’impact négatif du savon sur la tenue de mousse.

Bien sûr, vous aimez les bières artisanales uniquement pour leurs arômes, leurs textures et leurs saveurs. Vous n’en avez que faire de l’appartenance à une strate de société ou une autre en fonction de ce que vous ingérez. Faut-il pour autant interpréter comme une attaque personnelle la survie de Breughel qui pousse l’audace jusqu’à l’ouverture d’une deuxième succursale? Faut-il refuser de boire la Rickard’s Red que votre beau-père vous offre gracieusement parce que « vous savez qu’elle n’est pas bonne » sans même l’avoir tâté de vos papilles? Faut-il absolument prendre une photo du menu du Benelux lors d’un Cask Night parce que « le menu est juste trop malade!! »? Oui, je sais, vous êtes des passionnés. C’est ce qui vous allume, ce qui vous garde en vie. N’empêche, parce qu’un peu d’autodérision aide toujours à mettre en lumière nos gravissimes problèmes comme une rumeur de pénurie de houblon ou le faible nombre de bouteilles embouteillées du Porter Baltique vieilli en fût de bourbon des Trois Mousquetaires, si jamais un de nos lecteurs connaît bien un scénariste des Bobos, parlez-lui de nous. Nous sommes prêts à leur démontrer toute la superficialité de nos petites personnes si ça peut leur inspirer un sketch hilarant. Sur ce, je vous laisse, je dois aller terminer l’inventaire hebdomadaire de ma collection d’ouvre-bouteilles.

David et un de ses idoles, Jan-Philippe Barbeau, maître-brasseur du Loup Rouge
Photographie de David Gingras