14 oct. 2012

L'improbable histoire de levures qui n'existaient pas


Madame Udriene, brasseure campagnarde du hameau de Jovarai, à quelques mètres de Pakruojis dans le nord-est de la Lituanie, brasse sa Jovaru Alus avec presque les mêmes ingrédients que ses ancêtres. Notamment, sa souche de levure est la même que celle utilisée par la famille depuis des lunes. Ce n'est pas une version fraîche de cette souche non plus. C'est la souche originale qui oeuvre dans les fermenteurs à aire ouverte de la picobrasserie depuis des générations. Lorsque ces levures ont dû être gardées au froid dans une période où la réfrigération n'était tout simplement pas disponible, elles étaient mises sous terre, à l'abri des chaleurs estivales. Lorsque le brasseur en avait besoin, il les déterrait et les mettait au travail peu de temps après. Vous pouvez imaginer les mutations que ces levures ont subies après avoir été utilisées aussi souvent et dans de telles conditions...

Madame Udriene, dans sa brasserie derrière sa maison

Une fois revenus à Montréal, avec quelques bouteilles de plastique pleines de Jovaru Alus dans nos valises, nous avons partagé ce produit unique en dégustation. Un ami à nous, fasciné autant que nous par la rondeur de cette bière et, somme toute, sa grande buvabilité,  a pris plaisir à mesurer sa densité finale. En d'autres mots, il voulait connaître la quantité de sucres résiduels de cette Kaimiškas Alus, qui nous apparaissait passablement riche et douce. Coup d'éclat: le résultat de la mesure de la densité finale était aussi improbable que difficile à comprendre. 1.0025; 95% d'atténuation! Si vous préférez, nous avions techniquement affaire avec une bière presque dénuée de sucres résiduels... Nos papilles refusaient le constat, mais nos cerveaux respectifs ne pouvaient que faire confiance à notre ami brasseur, parmi les plus professionnels et diligents qu'il nous a été donné de rencontrer. Nous avons été plongés dans le mystère le plus complet pendant une bonne semaine.

À la prochaine dégustation, nous avons remarqué qu'effectivement la finale de la Jovaru Alus, donc l'impression en bouche tout juste avant la déglutition, était très mince, voire même sèche. Mais le corps qui la précédait était loin d'être chétif. Disons une rondeur semblable à celle d'une Extra Special Bitter, classique.  Le mystère devenait de plus en plus profond; nous étions dans l'incompréhension totale. Jusqu'à ce qu'une amie, brasseure elle aussi, et surtout étudiante au doctorat en biologie, nous proposa d'examiner la lie de notre dernière bouteille au microscope. Les levures de Madame Udriene ont donc été transportées vers un laboratoire et un centre de séquençage à l'Université McGill.


De fil en aiguille, la séquence d'ADN des levures de Jovarai a été comparée à toutes les séquences d'ADN d'espèces de levures connues dans la banque de données GenBank, une banque gérée par le National Center for Biotechnology qui contient toute les séquences d'ADN identifiées et déposées par des chercheurs à travers le monde dans les 20 dernières années. Premier résultat: nous avions sous la main des levures de l'espèce Saccharomyces. Aucune surprise à ce niveau. Il restait à trouver la spécificité de ces levures. En d'autres mots, était-ce une Saccharomyces Carlbergensis, une Saccharomyces Bayanus, une Saccharomyces Cerevisiae Diastaticus, etc.? Après avoir comparé avec toutes les Saccharomyces de la banque de données mondiale, la réponse était 'non'. Toujours 'non'. Aucune des souches dans la GenBank ne pouvait être assignée à celle de la Jovaru. Les résultats suggèrent donc que la souche de la famille Udriene puisse appartenir à une espèce non identifiée. Cependant, nous ne pouvons tester la possibilité que cette souche soit le résultat d'une hybridation de deux espèces de Saccharomyces. C'est comme si nous avions trouvé une grenouille inconnue du monde scientifique. Il se peut qu'elle soit d'une nouvelle espèce; mais il se peut aussi que ce soit simplement une grenouille connue mais mutée, munie de quelques organes déformés. Comme si la Lituanie ne nous pas déjà convaincue qu'elle possédait une culture brassicole à part entière...


Gros merci à Olivier Bergeron, pour sa curiosité initiale qui a mené à des recherches plus poussées, et à Marie-Julie Favé, qui nous a permis de faire la lumière sur cette souche de levure on ne peut plus fascinante.

Un journal lituanien traitant de notre découverte:

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ça se lit comme un polar, ce billet!