Madame Udriene, brasseure campagnarde du
hameau de Jovarai, à quelques mètres de Pakruojis dans le nord-est de la Lituanie, brasse sa Jovaru Alus avec presque les mêmes ingrédients que ses
ancêtres. Notamment, sa souche de levure est la même que celle utilisée par la
famille depuis des lunes. Ce n'est pas une version fraîche de cette souche non
plus. C'est la souche originale qui oeuvre dans les fermenteurs à aire ouverte
de la picobrasserie depuis des générations. Lorsque ces levures ont dû être
gardées au froid dans une période où la réfrigération n'était tout simplement
pas disponible, elles étaient mises sous terre, à l'abri des chaleurs estivales.
Lorsque le brasseur en avait besoin, il les déterrait et les mettait au travail
peu de temps après. Vous pouvez imaginer les mutations que ces levures ont
subies après avoir été utilisées aussi souvent et dans de telles conditions...
Madame Udriene, dans sa brasserie derrière sa maison
Une fois revenus à Montréal, avec quelques
bouteilles de plastique pleines de Jovaru Alus dans nos valises, nous avons
partagé ce produit unique en dégustation. Un ami à nous, fasciné autant que
nous par la rondeur de cette bière et, somme toute, sa grande buvabilité, a pris plaisir à mesurer sa densité
finale. En d'autres mots, il voulait connaître la quantité de sucres résiduels
de cette Kaimiškas Alus, qui nous apparaissait passablement riche et douce.
Coup d'éclat: le résultat de la mesure de la densité finale était aussi
improbable que difficile à comprendre. 1.0025; 95% d'atténuation! Si vous
préférez, nous avions techniquement affaire avec une bière presque dénuée de
sucres résiduels... Nos papilles refusaient le constat, mais nos cerveaux
respectifs ne pouvaient que faire confiance à notre ami brasseur, parmi les
plus professionnels et diligents qu'il nous a été donné de rencontrer. Nous
avons été plongés dans le mystère le plus complet pendant une bonne semaine.
À la prochaine dégustation, nous avons
remarqué qu'effectivement la finale de la Jovaru Alus, donc l'impression en
bouche tout juste avant la déglutition, était très mince, voire même sèche. Mais le corps qui la
précédait était loin d'être chétif. Disons une rondeur semblable à celle d'une
Extra Special Bitter, classique. Le mystère devenait de plus en plus profond;
nous étions dans l'incompréhension totale. Jusqu'à ce qu'une amie, brasseure
elle aussi, et surtout étudiante au doctorat en biologie, nous proposa
d'examiner la lie de notre dernière bouteille au microscope. Les levures de
Madame Udriene ont donc été transportées vers un laboratoire et un centre de
séquençage à l'Université McGill.
De fil en aiguille, la séquence d'ADN des
levures de Jovarai a été comparée à toutes les séquences d'ADN d'espèces de
levures connues dans la banque de données GenBank, une banque gérée par le
National Center for Biotechnology qui contient toute les séquences d'ADN
identifiées et déposées par des chercheurs à travers le monde dans les 20
dernières années. Premier résultat: nous avions sous la main des levures de
l'espèce Saccharomyces. Aucune surprise à ce niveau. Il restait à trouver la
spécificité de ces levures. En d'autres mots, était-ce une Saccharomyces
Carlbergensis, une Saccharomyces Bayanus, une Saccharomyces Cerevisiae
Diastaticus, etc.? Après avoir comparé avec toutes les Saccharomyces de la
banque de données mondiale, la réponse était 'non'. Toujours 'non'. Aucune des
souches dans la GenBank ne pouvait être assignée à celle de la Jovaru. Les
résultats suggèrent donc que la souche de la famille Udriene puisse appartenir
à une espèce non identifiée. Cependant, nous ne pouvons tester la possibilité
que cette souche soit le résultat d'une hybridation de deux espèces de
Saccharomyces. C'est comme si nous avions trouvé une grenouille inconnue du
monde scientifique. Il se peut qu'elle soit d'une nouvelle espèce; mais il se
peut aussi que ce soit simplement une grenouille connue mais mutée, munie de
quelques organes déformés. Comme si la Lituanie ne nous pas déjà convaincue qu'elle possédait une culture brassicole à part entière...
Gros merci à Olivier Bergeron, pour sa
curiosité initiale qui a mené à des recherches plus poussées, et à Marie-Julie
Favé, qui nous a permis de faire la lumière sur cette souche de levure on ne
peut plus fascinante.
Un journal lituanien traitant de notre
découverte:
1 commentaire:
Ça se lit comme un polar, ce billet!
Enregistrer un commentaire